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Je lis seulement à l’instant (ce qui m’empêche d’entreprendre une étude approfondie) l’article du distingué critique de la Nouvelle Revue Française sur “le Style de Flaubert”. J’ai été stupéfait, je l’avoue, de voir traiter de peu doué pour écrire, un homme qui par l’usage entièrement nouveau et personnel qu’il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains pronoms et de certaines prépositions, a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de la Réalité du monde extérieur.[1] Ce n’est pas que j’aime entre tous les livres de Flaubert,
ni même le style de Flaubert. Pour des raisons qui seraient trop longues à développer ici, je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d’éternité au style, et il n’y a peut-être pas dans tout Flaubert une seule belle métaphore. Bien plus, ses images sont généralement si faibles qu’elles ne s’élèvent guère au dessus de celles que pourraient trouver ses personnages les plus insignifiants. Sans doute quand, dans une scène sublime, Mme Arnoux et Frédéric échangent des phrases telles que : “Quelquefois vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d’une cloche apporté par le vent. — J’avais toujours au fond de moi-même la musique de votre voix et la splendeur de vos yeux”, sans doute c’est un peu trop bien pour une conversation entre Frédéric et Mme Arnoux. Mais, Flaubert, si au lieu de ses personnages c’était lui qui avait parlé, n’aurait pas trouvé beaucoup mieux. Pour exprimer d’une façon qu’il croit évidemment ravissante, dans la plus parfaite de ses œuvres, le silence qui régnait dans le château de Julien, il dit que “l’on entendait le frôlement d’une écharpe ou l’écho d’un soupir”. Et à la fin, quand celui que porte St. Julien devient le Christ, cette minute ineffable est décrite à peu près ainsi : “Ses yeux prirent une clarté d’étoiles, ses cheveux s’allongèrent comme les rais du soleil, le souffle de ses narines avait la douceur des roses, etc.” Il n’y a là-dedans rien de mauvais, aucune chose disparate, choquante ou ridicule comme dans une description de Balzac ou de Renan ; seulement il semble que même sans le secours de Flaubert, un simple Frédéric Moreau aurait presque pu trouver cela. Mais enfin la métaphore n’est pas tout le style. Et il n’est pas possible à quiconque est un jour monté sur ce grand Trottoir Roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone, morne, indéfini, de méconnaître qu’elles sont sans précédent dans la littérature. Laissons de côté, je ne dis même pas les simples inadvertances, mais la correction grammaticale ; c’est une qualité utile mais négative (un bon élève, chargé de relire les épreuves de Flaubert, eût été capable d’en effacer bien des fautes). En tous cas il y a une beauté grammaticale, (comme il y a une beauté morale, dramatique, etc.) qui n’a rien à voir avec la correction. C’est d’une beauté de ce genre que Flaubert devait accoucher laborieusement. Sans doute cette beauté pouvait tenir parfois à la manière d’appliquer certaines règles de syntaxe. Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert, dans Montesquieu, par exemple : “Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus ; il était terrible dans la colère ; elle le rendait cruel.” Mais si Flaubert faisait ses délices de telles phrases, ce n’était évidemment pas à cause de leur correction, mais parce qu’en permettant de faire jaillir du cœur d’une proposition l’arceau qui ne retombera qu’en plein milieu de la proposition suivante, elles assuraient l’étroite, l’hermétique continuité du style. Pour arriver à ce même but Flaubert se sert souvent des règles qui régissent l’emploi du pronom personnel. Mais dès qu’il n’a pas ce but à atteindre les mêmes règles lui deviennent complètement indifférentes. Ainsi dans la deuxième ou troisième page de l’Éducation Sentimentale, Flaubert emploie “il” pour désigner Frédéric Moreau quand ce pronom devrait s’appliquer à l’oncle de Frédéric, et, quand il devrait s’appliquer à Frédéric, pour désigner Arnoux. Plus loin le “ils” qui se rapporte à des chapeaux veut dire des personnes, etc. Ces fautes perpétuelles sont presque aussi fréquentes chez Saint-Simon. Mais dans cette deuxième page de l’Éducation, s’il s’agit de relier deux paragraphes pour qu’une vision ne soit pas interrompue, alors le pronom personnel, à renversement pour ainsi dire, est employé avec une rigueur grammaticale, parce que la liaison des parties du tableau, le rythme régulier particulier à Flaubert, sont en jeu : “La colline qui suivait à droite le cours de la Seine s’abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée.